Regarder sans voir

A prendre l'habitude de regarder sans voir, par déformation oculaire et ce, depuis fort longtemps, on se résigne à croire que toute sensation, "aussi humaine soit-elle", a ses limites. Et donc, on apprend très vite à faire avec. Avec une réalité qui nous échappe. Une réalité qui fait tâche et qui ne nous suggère d'elle qu'une version incomplète.

Un monde réel qui nous contraint à froncer jusqu'à notre âme en penchant notre nez sur elle pour espérer deviner ce qu'en vérité elle nous cache. Les mal voyants tiennent intégré que voir ne suffit pas et que la juste perception des choses mérite du temps. Voir revêt bien d'autres dimensions. Lorsqu'on s'accoutume à réfléchir avant de voir, on a plus de chance de ne pas se laisser bercer d'illusions. Ne pas s'en tenir à ce que l'on nous sert sous les yeux, mais aller chercher ailleurs des gages de vrai. Quand le réel ne cherche pas à se laisser prendre, quand il est dans son rôle d'interprétation, comment ne pas lui donner la réplique en lui jouant à notre tour la comédie.

En l'inventant à notre guise. En la créant à notre image. En lui disant nous aussi ses quatre vérités. En la regardant droit dans les yeux mais en allant chercher plus loin que le mirage des couleurs pour obtenir d'elle qu'elle se mette à nu. Qu'elle se laisse enfin toucher d'un autre regard et que l'on puisse goûter ensemble à quelques confidences. Sur l'oreiller où la vue est autrement plus belle et où sombrent les maux.

2017 (illustrations de Philip Barlow)